
El texto que presentamos es un fragmento de Cendres des hommes et des Bulletins, un libro aún inédito, en colaboración con el dibujante e ilustrador argentino Sergio Aquindo. El libro está compuesto por una serie de variaciones gráficas y textuales sobre un cuadro de Pieter Bruegel, Los Mendigos. Forma parte de una serie en la que Pierre Senges imagina que los personajes del cuadro son reyes y príncipes espoliados, errantes y en fuga por toda Europa durante el siglo XV: el asno es aquí motivo de una digresión sobre las ideas de usurpación y legitimidad. Las ilustraciones que acompañan el texto son algunas de las variaciones de Sergio Aquindo sobre el cuadro de Bruegel.
Sergio Aquindo (Argentina, 1974) es autor, dibujante e ilustrador de prensa. Vive en París desde el 2000 donde colabora activamente con decenas de publicaciones de prensa, entre las cuales el periódico Le Monde, del que es un colaborador destacado. Ha publicado también varios libros, entre los cuales Les jouets perdus de Romilio Roll (2001), y el imperdible Harry and the helpless children (2012), donde reconstituye con textos e imágenes la trayectoria del sanguinario Carnicero de Clarksburg, estado de Virginia, allá por los años veinte.

He ahí lo que creemos en general: un asno es nombrado rey para suscitar la risa, la del pueblo, seguida de la risa más diluida (casi neutra) de la corte, y por fin de la risa muda del secretario particular (esperando la risa ponderada y madurada del historiador). Pero pensándolo bien, un asno coronado no se le ofrece al público con el solo fin de hacerle reír en tiempos de escasez, tampoco se trata de inspirar el recelo hacia las instituciones– no, la presencia del asno supone motivaciones profundas, tan profundas que quedan fuera de nuestro alcance, y nada se diga del asno, a la manera de un Zeitgeist misterioso; es un enigma vestido de mucha gala.

Pero no, nunca pasan cosas así: el asno no suscita la revuelta, ni la de los pueblos, ni la de los intelectuales capaces, eso sí, de encontrar la palabra asnitud en un grueso diccionario (y cuando la encuentran, ya no la sueltan más: van de cenáculo en cenáculo, señalando con el dedo el renglón y la página) – el asno elevado a la dignidad de rey no provoca los disturbios, los grandes levantamientos: se sube al estrado y lo único que suscita es una paz universal, que parece producida por el estupor, pero también, hay que decirlo, por el respeto más absoluto. Es un secreto que saben algunos iniciados, y que el asno guarda bajo la piel: un rey hace que su autoridad descanse sobre la ausencia de legitimidad – si la legitimidad se pierde en el rastro de un vuelo de gansos salvajes, si los expertos penan por encontrarla en los textos, si la espantan cada rebuzno del usurpador, si ha desertado el palacio, entonces el asno está salvado, su reino será sólido, milenario. Hace falta que haya periódicamente asnos sentados en los tronos, y con toda la pompa y magnificencia, para hacer brillar fabulosa y cómicamente el misterio de la legitimidad encima de nuestras cabezas, como una estrella: para que nosotros, sus propietarios, podamos contemplar el enigma de la elección del soberano.
Así es, el asno encierra, cifrado entre el fresno y la cola, el enigma de la legitimidad de los príncipes.
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De la légitimité de l’âne, Pierre Senges
C’était un esprit fort, une âme bien née, un bon camarade, il avait du front, le cheval de l’empereur Caligula ; il avait son foin choisi à toutes les heures, des fruits et des légumes, des repas les jours où à Rome, faute de mieux, le peuple mordait sa ceinture ; il avait le poil sain, noir avec de beaux reflets, on pouvait presque s’y voir dedans – en matière d’amitié, la constance même ; en matière d’éthique, une naïveté de cheval entièrement concentré sur son foin. Caligula (traînant ses savates, une savate, une autre savate, droite, gauche, droite, gauche, dans une alternance jadis militaire maintenant paresseuse), Caligula avait, on le sait, choisi d’élever son cheval au poste de consul : le voisinage s’est inquiété, le Sénat s’est scandalisé, il y a eu des rencontres informelles dans un espace carré, on s’est souvenu de l’attentat contre César (la comète dans le ciel, les marches du parvis), les sages ont cherché en eux-mêmes la source de leur indignation et les juristes ont remonté en vain jusqu’à Sardanapale pour trouver un précédent. Ça n’a servi à rien : le cheval a été nommé, on lui a donné des subsides et depuis ce temps-là, depuis ces temps caligulesques, où le théâtre déborde de ses tréteaux, l’Europe du nord au sud a connu un nombre considérable de chevaux de ce type : le plus souvent, d’ailleurs, des ânes, comme si le cheval était encore trop beau. Sur des trônes, des chaises, des fauteuils et des lits, des ânes ont été installés, des huissiers ont veillé à leur bon équilibre et les menuisiers aménageaient les accoudoirs – le public, par-delà les barrières, pouvait admirer en tirant le cou ces bêtes magnanimes.
Voilà ce qu’on croit en général : un âne est nommé roi pour susciter le rire, celui du peuple, suivi du rire plus dilué (presque neutre) de la cour, enfin le rire muet du secrétaire particulier (en attendant le rire mûrement réfléchi de l’historien). Mais à y bien réfléchir, un âne couronné n’est pas seulement offert au public pour le faire rire dans l’attente des jours meilleurs, ni provoquer la méfiance envers les institutions – non, la présence de l’âne suppose des motivations profondes, si profondes qu’elles échappent à tout le monde, l’âne en premier, à la manière d’un Zeitgeist mystérieux ; elle est une énigme habillée en grande pompe.
L’âne n’est visiblement pas légitime : il braie, il soulève la queue, il montre un front opaque et râpeux comme une porte de grange, il charrie sur son dos des traditions de stupidité, il a des puces, son œil est mort, et régulièrement au printemps, pour lui-même, en pleine salle des Conseils, il laisse se déployer sous lui, droit devant lui, rituellement, l’expression de son désir d’âne : on pourrait y faire tenir douze enfants de chœur à califourchon. Il y aurait de quoi craindre le pire : aussitôt l’âne élu à la place du roi, les émeutes spontanées d’un peuple furieux de se sentir si évidemment berné ; les foules, les frondes, des fourches, des cris jusqu’à la porte du palais royal – et tout autour de ces émeutes, les paroles des chansonniers, sur une musique de vielle à roue, se moquant du pouvoir en place. Oh, il ne devrait pas faire long feu, cet âne de roi, les portes cèderont bientôt, on n’aura pas de mal à repérer ses grandes oreilles, des hommes forts issus des révoltés le tireront par la queue, d’un coup de talon feront valser le diadème, et le long d’un chemin en pente, depuis le château jusqu’à la boucherie chevaline, pousseront l’âne redevenu âne, un gros crâne sur des jambes grises, jusqu’à son destin de saucisse sèche.
Mais non, ça ne se passe jamais de cette façon : l’âne ne suscite pas la révolte, ni celle des peuples, ni celle des intellectuels capables de trouver le mot asinité dans un gros dictionnaire (et une fois trouvé, ne le lâchent plus : cheminent de salon en salon le doigt glissé entre les pages) – l’âne devenu roi ne provoque pas les grands remous : il grimpe sur son estrade, et la seule chose qu’il suscite, c’est une paix universelle, née de la stupeur peut-être, mais aussi, il faut bien le dire, du respect le plus absolu. C’est un secret que savent certains hommes initiés, et que l’âne contient sous sa peau : un roi fait reposer son autorité sur l’absence de légitimité – si la légitimité se perd en suivant un vol d’oies sauvages, si les experts échouent à la retrouver dans les textes, si l’âne devenu roi la fait fuir à chaque braiement, si elle déserte le palais, alors l’âne est sauvé, son royaume est solide, il sera millénaire. Nous avons besoin périodiquement d’ânes assis sur des trônes, et magnifiques encore, pour faire briller mystérieusement et comiquement le mystère de la légitimité au-dessus de nos têtes, comme une étoile : pour nous offrir, à nous ses propriétaires, l’énigme de l’élection du souverain.
C’est ainsi, l’âne contient quelque part entre le mors et la queue l’énigme de la légitimité des princes.
ImprimirC’était un esprit fort, une âme bien née, un bon camarade, il avait du front, le cheval de l’empereur Caligula ; il avait son foin choisi à toutes les heures, des fruits et des légumes, des repas les jours où à Rome, faute de mieux, le peuple mordait sa ceinture ; il avait le poil sain, noir avec de beaux reflets, on pouvait presque s’y voir dedans – en matière d’amitié, la constance même ; en matière d’éthique, une naïveté de cheval entièrement concentré sur son foin. Caligula (traînant ses savates, une savate, une autre savate, droite, gauche, droite, gauche, dans une alternance jadis militaire maintenant paresseuse), Caligula avait, on le sait, choisi d’élever son cheval au poste de consul : le voisinage s’est inquiété, le Sénat s’est scandalisé, il y a eu des rencontres informelles dans un espace carré, on s’est souvenu de l’attentat contre César (la comète dans le ciel, les marches du parvis), les sages ont cherché en eux-mêmes la source de leur indignation et les juristes ont remonté en vain jusqu’à Sardanapale pour trouver un précédent. Ça n’a servi à rien : le cheval a été nommé, on lui a donné des subsides et depuis ce temps-là, depuis ces temps caligulesques, où le théâtre déborde de ses tréteaux, l’Europe du nord au sud a connu un nombre considérable de chevaux de ce type : le plus souvent, d’ailleurs, des ânes, comme si le cheval était encore trop beau. Sur des trônes, des chaises, des fauteuils et des lits, des ânes ont été installés, des huissiers ont veillé à leur bon équilibre et les menuisiers aménageaient les accoudoirs – le public, par-delà les barrières, pouvait admirer en tirant le cou ces bêtes magnanimes.
Voilà ce qu’on croit en général : un âne est nommé roi pour susciter le rire, celui du peuple, suivi du rire plus dilué (presque neutre) de la cour, enfin le rire muet du secrétaire particulier (en attendant le rire mûrement réfléchi de l’historien). Mais à y bien réfléchir, un âne couronné n’est pas seulement offert au public pour le faire rire dans l’attente des jours meilleurs, ni provoquer la méfiance envers les institutions – non, la présence de l’âne suppose des motivations profondes, si profondes qu’elles échappent à tout le monde, l’âne en premier, à la manière d’un Zeitgeist mystérieux ; elle est une énigme habillée en grande pompe.
L’âne n’est visiblement pas légitime : il braie, il soulève la queue, il montre un front opaque et râpeux comme une porte de grange, il charrie sur son dos des traditions de stupidité, il a des puces, son œil est mort, et régulièrement au printemps, pour lui-même, en pleine salle des Conseils, il laisse se déployer sous lui, droit devant lui, rituellement, l’expression de son désir d’âne : on pourrait y faire tenir douze enfants de chœur à califourchon. Il y aurait de quoi craindre le pire : aussitôt l’âne élu à la place du roi, les émeutes spontanées d’un peuple furieux de se sentir si évidemment berné ; les foules, les frondes, des fourches, des cris jusqu’à la porte du palais royal – et tout autour de ces émeutes, les paroles des chansonniers, sur une musique de vielle à roue, se moquant du pouvoir en place. Oh, il ne devrait pas faire long feu, cet âne de roi, les portes cèderont bientôt, on n’aura pas de mal à repérer ses grandes oreilles, des hommes forts issus des révoltés le tireront par la queue, d’un coup de talon feront valser le diadème, et le long d’un chemin en pente, depuis le château jusqu’à la boucherie chevaline, pousseront l’âne redevenu âne, un gros crâne sur des jambes grises, jusqu’à son destin de saucisse sèche.
Mais non, ça ne se passe jamais de cette façon : l’âne ne suscite pas la révolte, ni celle des peuples, ni celle des intellectuels capables de trouver le mot asinité dans un gros dictionnaire (et une fois trouvé, ne le lâchent plus : cheminent de salon en salon le doigt glissé entre les pages) – l’âne devenu roi ne provoque pas les grands remous : il grimpe sur son estrade, et la seule chose qu’il suscite, c’est une paix universelle, née de la stupeur peut-être, mais aussi, il faut bien le dire, du respect le plus absolu. C’est un secret que savent certains hommes initiés, et que l’âne contient sous sa peau : un roi fait reposer son autorité sur l’absence de légitimité – si la légitimité se perd en suivant un vol d’oies sauvages, si les experts échouent à la retrouver dans les textes, si l’âne devenu roi la fait fuir à chaque braiement, si elle déserte le palais, alors l’âne est sauvé, son royaume est solide, il sera millénaire. Nous avons besoin périodiquement d’ânes assis sur des trônes, et magnifiques encore, pour faire briller mystérieusement et comiquement le mystère de la légitimité au-dessus de nos têtes, comme une étoile : pour nous offrir, à nous ses propriétaires, l’énigme de l’élection du souverain.
C’est ainsi, l’âne contient quelque part entre le mors et la queue l’énigme de la légitimité des princes.
Pierre Senges
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