APUNTES

Desde Luna Western, por Christophe Macquet


Vous m’invitez à parler brièvement de Luna Western, Miguel, d’accord, je dois m’ouvrir, je suis trop isolé : je dois me traduire / d’accord / mais il y a le problème de la forme, voyez-vous / parce que Luna Western a fini par trouver sa forme – étrange, j’en conviens – et qu’il n’y aurait aucun sens à transvaser son contenu dans une forme ancienne / quelle forme ancienne ? / une lettre [adressée au sparring-partner Lisandro Llano] ? / une interview [avec le bouillonnant contradicteur Aldo Bergamasco] ? / des récits [1) Christophe-Jean-Raymond débarque à Buenos Aires, un soir d’avril 2006, le port, la douane (des plombes à fouiller sa valise), les containers, il ne connaît personne, il ne parle pas espagnol, il finit par se fixer dans le quartier d’Almagro, la température baisse, le barrio désœuvré, la maladie du béton, l’odeur de pépé mort, la grêle, il passe de nombreuses nuits (de trop nombreuses nuits) dans la station-service 24h, à l’angle des rues Humahuaca et Mario Bravo, il fume beaucoup, il ressent la souffrance de cette ville, derrière la vitre, derrière la vitre sale, la souffrance de cette … ; 2) Macquet rencontre une belle à peau trop blanche, une blonde ? une rousse ? comment s’appelait-t-elle déjà ? Luisa ? Lucia ? Luna ? ; 3) Macquet prend des photos, des milliers de photos (dans le désert) ; il a deux ou trois vérifications à faire ; 4) Avine, sans sa valise, hélitreuillé au milieu des palétuviers ; Avine mesure à peu près deux mètres ; il est roux et violent ; il apparaît dès que Macquet se met à écrire ; 5) l’Asie, un lieu possible, le tatouage à la hanche, la douleur en suspens, la cruauté des premiers mouvements, les baisers-fleur, la langue secrète, les jours tranquilles ; l’Asie, ici, anéantie ; 6) Hiram Walker Triple Destilación : je fais des bulles : Air Law : la loi : barba : « Pape abortif à l’amiable » [J. Laforgue] ; 7) c’est l’histoire de tit’-mère qui travaillait au poisson, à quatorze ans, anonyme, les mains dans la glace ; tit’-mère ; 8) c’est l’histoire de Prosper, le grand-papa du patrimoine, qui rencontre Lady Algernon Seymour à Boulogne-sur-mer ; 9) c’est l’histoire d’une fuite en avant : “escribir para un Argentino es huir de una palabra a otra” [A. Bioy Casarès] ; 10) c’est l’histoire d’un récit palindrome, Voyage au centre de la grosse Adèle, écrit à 17 ans ; 11) c’est l’histoire de notre pauvre

(dit Queue-d’Aronde) qui court le monde, dans le sens inverse des aiguilles de sa bienaimée

 ;
 12) c’est l’histoire de deux citations qui se joignent : « A la poste d'hier tu télégraphieras - que nous sommes bien morts avec les hirondelles. » [R. Desnos], « Traitant mon platonisme si digne - D’extase de pêcheur à la ligne » [J. Laforgue] ; 13) c’est l’histoire de ma lune, Lulu, ma loune, ma Louise, Malou, Loulou, mon loup, Malène (Malou/Sélène) ; 14) c’est l’histoire (de la nostalgie) d’une époustouflante reprise de volée en pleine lulu : en pleine lucarne ; 15) c’est l’histoire d’un margat qui entend des voix ; 16) c’est l’histoire de Lilith-la-morne-morue ; 17) c’est l’histoire d’un hareng sans pèz' ; 18) c'est l'histoire d'un géant marcheur (un géant maigre) qui déteste la ville et le postmodernisme ; un jour, il s’aperçoit, dans un frisson d’horreur, qu’il est en train de se transformer en son ennemi ; 19) c’est l’histoire d’un texte qui grossit ; 20) c’est l’histoire d’une lutte entre frères-ennemis ; 21) c’est l’histoire d’un monstre français qui apprend le mapudungun, et puis qui abandonne ; c’est l’histoire d’un monstre français qui apprend le guarani, et puis qui abandonne ; il boit désormais toutes les nuits, des litres, et il gueule] ? / un pamphlet ? un essai ? / un exposé méthodologique [1) lecture de la poésie argentine, depuis les débuts, sélection personnelle, sans gêne et sans pitié, et puis… et… et… et puis… j’ai commencé à traduire, et là, je m’en souviens très bien, j’ai commencé à dériver ; 2) je dérivais, d’ailleurs, à partir d’une littérature souvent délibérément dérivée (Les Réécritures de L. Lamborghini, etc.) ; 3) si l’on admet, comme dit Borges, que l’oubli est l’une des formes de la mémoire, on peut sans crainte affirmer que l’infidélité est l’une des formes de la fidélité ; 4) c’était comme si les auteurs argentins qui m’inspiraient me donnaient un blanc-seing pour les désosser ; 5) à trop les respecter, j’eusse perdu illico leur respect ; 6) chaque poème original m’indiquait la bonne et rigoureuse manière de le déconstruire ; 7) d’où la multiplicité et la concurrence des méthodes ; 8) ce qu’on peut appeler véritablement « traduction » n’était qu’une méthode en particulier ; 9) si, en écrivant « pez », par exemple, un poète a voulu utiliser un monosyllabe (parce que c’est rond, parce que c’est clos, parce que c’est entier, parce que c’est léger, parce que c’est chinois), on ne peut pas honnêtement traduire « pez » par « poisson », n’est-ce pas ? ; 10) chaque nouvelle pièce faisait bouger les précédentes ; 11) toutes venaient nourrir la partie centrale qui finissait elle-même par se dédoubler ; 12) l’expansion-différenciation se faisait ensuite en interne, tantôt partant de l’espagnol, tantôt partant du français ; il n’y avait plus d’origine contrôlable, au bout d’un moment ; Christophe et Lisandro en faisaient des cauchemars toutes les nuits ; 13) cauchemars affreux, juments écartelées, emprunts, implants, fistules, outrages par capillarité ; 14) creux-saturé (parce que je t’attendais), j’avais le rire au cœur ; pendant toute la rédaction de Luna Western, j’avais la rage au cœur ; 15) Luna : la demoiselle empastillée dans mes bras : le brutal-biographique : il fallait brûler les étapes : tu étais impatiente comme une ville ; 16) Luna : le carton-pâte importait peu, puisqu’il y avait l’énergie des découpes, la bride, viens-je-t’emmène, les coups de fouet du bandonéon dans la plaine ; 17) je pensais à Paris le Faux-Centre, Ah ! combien d’Argentins ingénus ! ; 18) il fallait parler du A d’agonie ; 19) il fallait parler du pilori du A blanc, du A premier, du A d’argent, du A féminin, du A blanc qui monte et qui assassine (les attardés : les indiens, les vaches et les révolutionnaires), le triple A, le A d’Avine, le A d’amibe, le A d’abîme, le A d’absolu, le A d’anti, le A d’asphyxie, le A d’América, le A d’Argentina, le A d’Aleph, le A d’Aubois d’Ashby, le A d’anorexie, le A d’alambic, le A de l’air, le A de l’art, le A de l’ardeur ! ; 20) et puis le B, la série B, le plan B, le pays et la vie secondaires ; 21) il fallait parler également du O masculin, du A, du O, du A là-haut, du O d’anal : de la ville bisexuelle ; 22) nous sommes bien loin, comme vous le voyez, des automatismes surréalistes ou beatniks ; 23) il y a des calembours (ah ! ah !), des homophonies rousseliennes (oh ! oh !), des anagrammes (argentins/résignants ; argentina/engaritan ; Almotasim/smaltiamo ; Boulogne/oblongue, etc.), et bien d'autres choses encore à découvrir !] ? / voilà / c’est tout ce que je souhaitais vous dire du dehors, Miguel / parce que Luna Western convertit rapidement le dehors en dedans / parce que c’est une machine à secrets, une machine à soufflets, une machine aspirante (Américo Cristófalo, mon éditeur, est devenu, sans qu’il s’en rende compte, un personnage inventé par Lisandro Llano !) / je conseille donc à mes (nombreux) futurs lecteurs de faire très attention.

Christophe Macquet
Buenos Aires, EdM, Febrero 2012

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1 comentario:

Anónimo dijo...

bárbaro

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